-XIV-

Trois jours s'écoulèrent. Des jours pesants. Il semblait qu'à La Roche le temps se fut vêtu d'une autre durée. Gérard, Marie vivaient leur vie coutumière ; mais à la façon des somnambules. Ils se parlaient peu, n'échangeant que des propos vagues sur le vent ou la pluie. Gisèle avait remarqué ce silence. Elle en éprouvait une joie secrète. Seule la maison elle semblait vivre. Elle était pourtant déçue : Gérard ne sortait plus avec elle, il ne s'attardait même plus au fumoir. Finies les conversations sur la peinture, finis les échanges intellectuels. À table, il ne répondait même plus à ses questions, perdu dans un rêve.

Il semblait que la vie se fut brusquement muée en une éternité douloureuse. Le troisième soir pourtant, La Roche sortit de sa léthargie. Joël était malade. Le petit gémissait doucement. Il ne voulait rien prendre et, lorsqu'on approchait de son berceau, jetait des regards chargés d'un trouble reproche. Il ne criait pas, il geignait doucement comme une petite bête blessée.

Par moments, il devenait très rouge et suffoquait, le plus souvent il était pâle avec de grands yeux cernés alanguis déjà de tristesse. Le médecin du village vint aussitôt : il ne sut que dire. On  appela en hâte le médecin de Nevers. Il arriva sur les dix heures du soir. Lui aussi réserva son diagnostic. Gérard et Marie veillaient. Ils avaient oublié leur tourment d'hier. Ils se tenaient par la main, éperdus d'impuissance, devant leur petit dont chaque heure le souffle devenait plus faible. Marie surtout souffrait. Elle eût voulu se lever. L'alitement la torturait. Peu lui importait la menace de phlébite qui avait déjà si douloureusement prolongé ses couches. Gérard était obligé de la retenir sans cesse.

Gisèle fut admirable. Marie lui dut le peu de paix qu'elle connut pendant ces jours. La garde ne relâchait pas ses soins, ne prenant que de rares heures de sommeil lorsque sous l'effet du gardenal reposait un peu le petit Joël ; à la première alerte elle était sur pied. Gérard, Marie, Gisèle, ces trois vies étaient en suspens autour du berceau. Ils avaient oublié leurs drames individuels. Ils luttaient. Non pas qu'ils eussent rien de précis à faire (les médecins n'avaient prononcé aucun diagnostic, et même le grand professeur venu de Paris), mais il leur semblait que s'ils suspendaient un instant leur vigilance la mort emporterait l'enfant. Et de cette vigilance Gisèle était l'âme. Elle avait toujours le mot qui soutient, qui réconforte. À chaque heure, elle redonnait l'espoir. « Dire que nous avons pu la croire sèche et sans cœur, se disaient Gérard et Marie. Nous l'avons méconnue. Nous ignorions ces trésors de tendresse et de force ».

Marie une fois de plus voulait se lever. Elle seule sauverait son enfant, croyait-elle. La mort oserait-elle le prendre ? Marie défendrait son enfant.

« Madame, ne bougez pas. Joël a trop besoin de vous. Et puis de vous soigner nous distrairait de lui. Voyez, il est là, près de vous. Je le veille. Nous le veillons, votre mari et moi. Ne craignez rien. Je n'ai jamais perdu un de mes petits : je saurai sauver celui-là. Je crois d'ailleurs qu'il va mieux. Il ira mieux, je vous l'assure. Restez bien calme, je vous en prie ».

Que de fois se répéta cette scène. Et Gisèle savait consoler. « Je comprends ce que vous souffrez. J'ai un cœur de mère, moi aussi, pour ces petits que je mets au monde. Je sens votre peine, je l'éprouve. Si je vous dis de rester au lit, c'est qu'il le faut. Mais voyez je suis là. Je ne le quitte pas ».

Interminables jours ! Depuis quand Joël était-il malade ? Aucun d'eux trois n'eût su le dire. Le plus affreux était d'ignorer ce mal. On tremblait d'impuissance. Ne même pas deviner d'où souffrait l'enfant. On eût voulu que par un miracle il le fit comprendre. Vaine attente. L'enfant  pâlissait, déclinait, chaque jour plus faible, comme une lampe vacille.

Et puis un jour, sans qu'on sut comment, il se fit un mieux. Le regard était plus vif, le souffle moins court. Les yeux perdaient leur expression torturante de reproche. L'après-midi, Joël dormit d'un sommeil calme. On n'osait encore respirer. Tous trois, ils avaient vu le changement ; ils n'en parlaient pas. Ils n'eussent pas trouvé les mots. Il leur fallait, pour comprendre à nouveau le bonheur, traverser toute l'épaisseur de leur souffrance, comme un plongeur remonte à travers des eaux. Leur inquiétude les possédait tellement qu'ils étaient étonnés de ne plus la sentir aussi vive.

Marie la première retrouva la joie. Ce fut comme si à nouveau elle eût enfanté. La joie violente, sauvage qui l'avait prise dès la délivrance, elle la sentait à nouveau. Tout son corps était joie. Elle ne tremblait plus. Elle savait que Joël vivrait. Peu lui importaient les mots rassurants des médecins, bien mieux qu'eux elle connaissait que le mal était écarté. Un bonheur immense l'avait envahi, un bonheur qu'elle eût voulu verser à pleins flots sur le monde. Gérard, ah ! qu'elle eût voulu l'en inonder de son bonheur. Et Gisèle, la gratitude de Marie se voulait un don de joie pour Gisèle. Marie eût voulu lui insuffler l'aise sans mesure qui la possédait, lui donner sa joie comme on verse à boire le vin.

Gérard était trop excédé de fatigue pour bien comprendre son bonheur. Enfin détendu de son anxiété, tout son être aspirait au sommeil. Il n'avait plus la force de la joie. Dormir, ne plus penser. Et Marie se sentait secrètement déçue de ne parvenir à le hausser jusqu'à son bonheur.

Quand à Gisèle, il semblait que rien ne fût passé sur elle. En vain la maison ressuscitait. Les bruits familiers renaissaient. Les domestiques parlaient dans les corridors, on osait marcher sans étouffer ses pas. Comme un château de la Belle au bois dormant après l'arrivée du prince, tout remontait de l'assoupissement. Mais Gisèle restait toujours la même, impassible, secrète. Marie avait essayé de lui dire sa gratitude. Elle s'était heurté à un mur de déférence, qui, après l'intimité de leurs angoisses, semblait presque blessant. Marie eût voulu lui témoigner de la gratitude, mais encore plus de l'affection, de la tendresse. Gisèle s'était retranchée dans son rôle de garde. Elle avait même répondu assez sèchement : « Ce que j'ai fait est bien naturel, c'est mon métier après tout ».

« Non, avait protesté Marie, le dévouement que vous avez montré n'était pas du métier. Veiller sans cesse, ne jamais prendre de repos, à peine vous assoupir, ce n'était pas du métier. Je sens que vous ne comprenez pas ma gratitude. Je vous dois mon fils. Vous m'avez dit que vous saviez ce que signifiait être mère. Vous devez me comprendre ».

« Quelle jeunesse incorrigible ! Bientôt vous n'y penserez plus, et sans doute aurez-vous raison. J'ai fait ce que je devais. Ne parlons plus de cela ».

Marie plusieurs fois essaya d'exprimer à nouveau sa reconnaissance : elle reçut toujours la même réponse. Il lui sembla même qu'en insistant elle irritât un peu Gisèle. Dès lors elle se tut, attribuant à une sorte de pudeur le comportement de la garde.

Pudeur ! peut-être. Le sentiment de Gisèle était complexe. Elle n'aimait pas les effusions. Toute tendresse la choquait, lui paraissait une faiblesse. Elle détestait en Marie ce qui aux yeux de tous en faisait le charme : son extrême féminité. La douceur de la jeune femme la crispait dans sa sécheresse.

Gisèle fut plus sensible aux remerciements de Gérard. « J'avais appris à vous connaître dans nos promenades, lui avait-il dit, mais je ne vous connaissais pas encore. Je ne savais pas quelle force vous habitait, ni quel courage ».

L'allusion aux promenades, le caractère viril des vertus que Gérard louait en elle, furent sensibles à Gisèle. Comme il n'insista pas sur les remerciements, elle ne se crut pas obligée de répondre ; elle n'eut pas l'embarras de se composer une attitude et ne fut même pas tentée de se retrancher dans son rôle de garde.

De fait, l'intimité entre elle et Gérard sembla renaître spontanément. De nouveau, ils sortaient ensemble, de nouveau les retenaient au fumoir d'interminables causeries. Gérard n'en avait pas de scrupule : il croyait acquitter une dette de reconnaissance. Ingénument il s'imaginait que Marie ne pouvait éprouver de jalousie pour une femme à qui sa gratitude la liait.